Ecrire, inventer des histoires, c’est une responsabilité, tous les auteurs le savent (qu’ils aient un lectorat adulte ou jeunesse). A un moment donné, l’auteur se pose des questions sur l’histoire ou le texte qui est en train de naître. Que raconte l’histoire ? Quels sont les personnages exactement ? Sont-ils emblématiques de quelque chose qui les dépasse ? Symboliques ou non ? Faut-il leur donner tel ou tel nom ? Est-ce un garçon ou une fille ? A-t-il la peau blanche ou noire ou jaune ? Cette précision a-t-elle une utilité ? Si c’est un animal, peut-on l’identifier à autre chose qu’à lui-même ? Si oui, à quoi ? Etc, etc, etc.
A toutes ces questions, l’auteur va apporter des réponses en fonction de sa philosophie intime et de sa façon de comprendre le monde ou la société qui l’entoure. Si tous les auteurs se posent ces questions, les auteurs pour la jeunesse se les posent à la puissance dix : leur lectorat est plus « fragile », et dans une période d’apprentissage, donc plus susceptible d’être imprégné par la lecture d’un livre, et la crainte subsiste de glisser une idée pernicieuse ou dont on aurait honte au bout du compte, une idée que l’on n’assumerait pas finalement.
Nous savons tous que les maisons d'édition ont chacune une philosophie éditoriale précise et vont donc produire des livres qui recèlent cette philosophie, voire leur idéologie. L’auteur va choisir la maison d’édition à laquelle il va proposer son travail en fonction de cela, et la maison d’édition l’acceptera ou pas. Il existe des maisons qui ont une ligne éditoriale confessionnelle, d’autres une ligne politique déterminée, et des maisons généralistes dans lesquelles tout se mélange. Dans tous les cas, si un auteur ne se considère pas comme un porte-parole ou un porte-plume, même dans une maison à idéologie, il tentera de faire en sorte que son travail soit accepté sans modification ; parfois, il sera contraint à des accommodements ou a une remarque judicieuse de la part de l’éditeur, qui joue tout de même le rôle du lecteur privilégié, celui qui est là pour donner l’impulsion qui fera qu’un livre trouvera son accomplissement.
Quand le livre est terminé, qu’il est sur les tables des librairies, intervient le lecteur qui opère son droit de « censure » le plus absolu : il achète l’ouvrage ou il ne l’achète pas. Dans les bibliothèques (autre réseau important pour la circulation des livres), le lecteur fera son choix avec l’aide ou selon la suggestion des bibliothécaires qui ont aussi leurs critères propres. Tout cela est dans la logique des choses. Personne ne trouve rien à y redire.
Mais depuis quelques années, le cours normal d’un livre est perturbé par des tas de gens qui n’ont manifestement aucun rapport avec le livre proposé : souvent ils ne l’ont même pas lu, mais ils exercent tout de même une pression mortifère. Une fois ce sera un livre jeté dans les flammes pour cause de sexisme, une autre fois pour cause de sexualité… De Paris à Barcelone en passant par les USA et le Brésil, de gauche ou de droite, chacun a sa petite idée sur ce qui est à mettre sous les yeux des enfants. On se rappellera l’affaire Harry Potter, ou celle de l’album « Tous à poil ! ».
De tels événements jouent contre les auteurs qui sont, désormais, obligés non seulement de « négocier » avec leur éditeur mais, en plus, de tenir compte, parfois, d’une hypothétique minorité qui veut imposer sa vision dans un récit. Comme si l’auteur avait des comptes à rendre à ces minorités ou à des pensées dominantes d’ailleurs.
Les livres doivent être « bienveillants », les pensées aussi, les représentations également, comme si raconter une histoire était une chose qui ne peut fonctionner que dans un sens simple et univoque. On peut raconter une histoire de mille façons différentes : utiliser la caricature, la distorsion, l’inversion des valeurs, la satire, la moquerie et parfois même avoir l’air de prôner une chose pour en valoriser une autre plus profonde et plus proche de ce que l’on pense. Je crois que les enfants sont capables de discerner toutes ces nuances, que toutes ces nuances leur apportent une facette supplémentaire à l’appréhension du monde et du réel. Non, tous les crocodiles ne sont pas méchants, non tous les ours ne sont pas gentils, non le méchant n’est pas que méchant, et le gentil gentil ; il faut faire confiance aux enfants et aux auteurs qui manient tous ces éléments avec plus ou moins d’habileté (bien sûr) mais on n’a jamais vu un enfant se laisser totalement submerger par une histoire. Il sait que c’est une histoire, il fait la différence, ce que ne semblent plus faire certains adultes habitués à vivre le monde au premier degré, sans plus aucune nuance. Et c’est bien triste pour la création qu’ils essaient de pousser dans une impasse impersonnelle et sans âme. Plus il y a de voix diverses, plus le monde devient palpable.
Francesco Pittau
Auteur-illustrateur
Vice-président de la Section belge francophone de l’IBBY
Comments